Pierre Perrin, À l’aimée in Des jours de pleine terre

À l’aimée
[un poème des Jours de pleine terre, inédit]

Zoé

C’était peu avant la pose de bacs fermés devant les maisons pour les éboueurs. Sans un poil sur la peau que perçaient les os, ce chat errant au moindre bruit rasait la terre. À chaque aube, à peine apparu, au volet qu’on ouvrait, il disparaissait. Cette bête affamée nous affamait le cœur. Quel assassin l’a jetée de sa portière, sans conscience ni remords !

Combien de gouttes de lait, de zestes de viande, de caresses promises ont pu la convaincre d’apporter deux chatons. La famine lui avait fait perdre ses dents pour leur donner un peu de lait. Elle allait apprendre à ses petits la chasse en ligne au milieu du verger, jusque dans les plus hautes branches. Quel assassin l’a jetée de sa portière, sans conscience ni remords !

La loque se découvrait – se recouvrait – une angora. Un chat, la miette de ses maîtres ! Nous partions pour le travail. Elle pleurait. Avec des droits d’enfant, elle ronronnait sur mon bureau, dans notre lit. Elle nous suivait, en promenade. Elle est morte, sans personne, seule, à cent mètres, dans de la paille. Quel assassin l’a jetée de sa portière, sans conscience ni remords !

Elle n’avait que sa voix, maigre pour tout dire, pour se rouler à nos pieds. Sa gratitude surpassait l’univers. Gamins jetés et rejetés, réfugiés qu’on ne regarde même pas, refusés à enrayer nos plaisirs ! Pire que l’homme – ah, non, la larme sur une bête, quand la guerre gronde, assez ! Quel assassin l’a jetée de sa portière, sans conscience ni remords !

Pierre Perrin, version abrégée, janvier 2018

[La souris ici pour les curieux de la version originelle, en date du 19 octobre 2015]
C’était le temps des premiers éboueurs sur le village, avant les bacs fermés, les sacs posés devant les maisons.
Pas un poil, la peau trouée, les os perçants, un chat errant, au moindre bruit, fuyait, rasait la terre, à chaque aube disparaissait.
Cette bête affamée affamait. Elle tordait, oui, à peu de gens, pas plus que les esclaves ni les suppliciés, le cœur.
Quel assassin, passant par là, l’avait jetée de sa portière ? Quel salaud, sans conscience ni remords !

Combien de gouttes de lait, de zestes de viande, de mots-caresses si loin portées, tant de matins d’été !
Après un orage, elle avait apporté, enfin, d’une pile de bois sur les graviers, deux chatounets.
Elle avait donné pour eux, à en perdre ses dents, le peu de lait qu’enfaminée elle avait pu produire.
Elle leur apprendrait la chasse, en ligne, au milieu du verger, jusque dans les plus hautes branches.
Quel assassin, passant par là, l’avait jetée de sa portière ? Quel salaud, sans conscience ni remords !

La loque se découvrait – se recouvrait – une angora. Un chat pour riches, la miette de ses maîtres.
Nous partions travailler, elle pleurait. L’amour qu’elle nous a voué, quel humain saurait l’égaler ?
Avec des droits d’enfant, elle ronronnait sur le bureau, dans notre lit. Elle nous suivait, en promenade.
Elle est morte, sans secours, seule, à cent mètres, dans de la paille. Je ne lui ai prêté que sept ans de ma vie.
Quel assassin, passant par là, l’avait jetée de sa portière ? Quel salaud, sans conscience ni remords !

Elle n’avait que sa voix, maigre, pour tout dire, se rouler à nos pieds. Sa gratitude surpassait l’univers.
Gamins jetés et rejetés, réfugiés qu’on ne regarde même pas, refusés à enrayer nos plaisirs, que dire ?
Pire que l’homme, qui l’ignore ? — Mais la larme sur une bête, quand la guerre gronde, assez !
Quel assassin, passant par là, l’avait jetée de sa portière ? Quel salaud, sans conscience ni remords !

°
°
°

Page précédente — Imprimer cette page — Page suivante