Pierre Perrin : une génération pour quoi ? poème du Temps gagné, 1988

Pierre Perrin, Une Génération pour quoi ?


On a couru l’enfance, on a conquis la parole et son corps. On a croisé la haine aveugle et démêlé l’angoisse. On a humé les passions de la terre, des bourgeons qui ruissellent aux puanteurs miraculeuses de l’automne. On a rêvé, la montée de la honte oscillant sur le cœur, de seins, de hanches et d’étreintes. Pour la révélation du foudroyant frisson, qui n’a crié sans voix ? On a blessé par maladresse et par bravade. On a tenu des partenaires ; le rythme s’entêtait. On les a fait rouler entre les doigts. On les a traversées sans retour. La stupeur faite plaisir, la drague drogue, on découvrait le jour, un art de vivre au fond des ventres. On a pleuré d’exaltation. On s’est trouvé hissé, et rejeté. On a piétiné son saoul. On s’est parfois mêlé à de sinistres meutes : pour un mirage de fortune, pour l’insolence d’être un homme politique. On s’est souvent singé soi-même. Et l’on observe inquiet encore, le désir tentaculaire, l’avenir. Pourtant qu’importe ? Perdurer deux, trois, quatre décennies avant le râle, si cela se peut, tant mieux ; le mal, autant le savourer. Mais déjà la mort cerne le gué. Que reste-t-il à connaître ? Quelle patience à empiler des lentilles ? Le bonheur surgira-t-il vers quel sommet ? Où saisir le vertige de s’accepter enfin ? Où l’équilibre entre l’espoir, le mépris, le silence et les étouffements ? Qu’entre donc un visage haut porté, les cuisses patinées de tendresse-océan. Déjà les seins scintillent et saillent, bottes de jonquilles. Les bras pulsent leur vérité par tous les pores de la peau. Les sentiments suffoquent. Dieu cassé, la société compissée ! Ce siècle se sera-t-il offert une génération pour rien ?

Pierre Perrin, Le Temps gagné, 1988, recueil épuisé [se rachèterait 75 €, selon Michel Leuba]


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