PRÉSENCE DE MA MÈRE

L

e respect me tenaille. Est-ce une pérennité de ta force, ou mon enfance encore ? Je t’ai quittée, mais tu me tiens.

À l’instant tu pourrais fuir (tu ne recules jamais ; tu téchappes vers…). Ta porte est un sésame, qui ouvre à une hauteur raisonnable ; pourtant elle fait battre le sang. Ton jardin, c’est plus qu’un tiers de l’an. Là seul désormais le soleil peut t’atteindre.

Aujourd’hui, c’est un peu comme autrefois : je suis là. Oh ! ce n’est pas pour autant la fête ! Tu ne changeras rien à ton ordinaire, j’entends : ton regard devra te revenir !

Je me suis souvent demandé comment, après toi, le travail ne m’inspirait pas plus d’horreur ! Il me semble encore entendre – et je suis absent – les seaux à lait tinter sur les dalles. Alors même, à l’heure où tu les lavais et cela n’en finissait jamais, quelqu’un pouvait entrer, un étranger, un ami, tu n’avais de cesse que tout brillât, pour conclure : « C’est pire qu’à la ville, allez ! ».

Toujours c’était manger après les bêtes, la nuit tombée. C’est à peine si je l’ai remarqué : il a bien fallu que tu m’y emmènes ! C’est le lieu de ta dernière gloire, tandis que tu restes sur la terre. Il y a là, comme à fleurir de ta main, ces groseillers qui donnent et ces pleins tamis de cassis ! Partout, tel un départ de toi, ce sont des planches. Les fraises, il faut les préserver ! Novembre arrive. Quant aux maquereaux …

Décidément, tu as gardé ton rythme. Il n’est pas sept heures. Un citron... Que dis-je : un ! Il fera la semaine. En sachet, il se garde à la cave. Une larme de thé, trois sucres ! Ton seul plaisir. Et aussitôt le travail, d’un coup de reins ! Un fichu sur l’oreille et bloqué sous la pomme d’Adam.

Alentour aussi la terre est empoignée. C’est l’orgueil des tracteurs. Toi tu as dû réduire… tout, sauf ton acharnement.

Ah ! d’un demi-tour de ton poignet, tu t’ouvres encore une élancée pour la racine ou les graines, le corps versé sur ton plantoir, et ta jupe et le tablier, tout… à cacher tout dans leur mouvement.

Le savoir-faire, elle l’a poussé loin.

Ô mère, je n’ai plus pour rappeler tes maux que des mots. Ceux-ci ne te ramènent en rien à la vie. Mais à quoi d’autre puis-je vouer mon sursis, sinon à eux, sinon à toi, sinon par eux à travers toi ou du moins ta mémoire, à ce temps passé où je manquais l’amour comme combien d’enfants du monde ? Toi, tu me l’offrais au-delà du sang, à pleins regards, à pleines brassées d’attentions. Pardon, pour n’avoir pas su voir ni rien accepter ; dérisoirement pardon.

Mes mots se meurent, mais non l’angoisse ni le mal d’être. J’ai continué la race. Puisse ton petit-fils, pour lui, pour toi, pour tous, conquérir le bonheur, ce champ sauvage de tous les amours.

[Poème repris dans Manque à vivre, recueil épuisé de 1985]

 
 
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