’homme sortait des champs ; la mine était moins
terrible. Les loisirs s’amplifiaient. Des études s’ouvraient
à qui les tentait. L’amour s’affermissait. La femme
surtout se redressait. Elle exigeait le plaisir. De soumise, de ténébreuse,
d’esclave domestique, elle devenait la partenaire.
On avait tant ri. Chacun avait agrandi l’univers.
Mais
un caporal fouaillait l’Europe. Il avait démesuré
le mépris d’une race. Des troupes grossissantes le suivaient
à merci. La mort redevenait une conquête. Folie, toupie,
terreur, elle s’administrait sur ordre. À gloire. Le pouvoir
nazi porta bottes, gants, haine et décorations. Des spectateurs
pressés baissaient la tête ; ils corsetaient leur
humanisme, à lancer le bras droit dans le ciel.
Ce bras parfois leur rentrait dans la gorge.
Ce bras tuait, frénétique. Qui était juif, l’intellect
un peu libre, qui fomentait un chuchoti de rébellion devenait
un cadavre en sursis. Tout et tous ployaient. L’art de vivre,
c’était de marcher à la mort, du bon côté
du fouet.
On étêta l’Europe pour
les cornes du diable. L’impuissance en écharpe, peu choisirent
la révolte à couvert. Les rangs grossirent, peu
après que Staline ait rompu son pacte. Alors on se mit vraiment
en ordre, partisans.
Plus que jamais sur la planète, on
déportait enfants, vieillards, femmes de tous âges, innocents
toujours, terroristes. On les traquait, on les parquait.
On les torturait par brassées. Où étaient les chambres
d’antan ? On les enterrait parfois vivants. Il n’était
guère de patenôtres. Les cris s’étouffaient.
La fosse était le terme du voyage.
L’heure était à l’acharnement,
à la cécité visionnaire, au tout ou rien tentaculaire. L’horreur renversée, la capitulation
tira un trait sur les instincts de meurtre. L’oubli roule sa dévastation.
Mais comment, hors les tarés de tous les
siècles, toute une génération a-t-elle pu cautionner,
bernée, active, cet holocauste-là ? Comment a-t-on
pu ouvrir, fournir les crématoires que les staliniens ont réalimentés
pour leur propre compte, la mort pour trois cents millions d’humains
sur tous les frontons ses égaux ?
Et comment, le sachant, continue-t-on de nourrir
ce gouffre, de l’Afrique au Caucase, jusqu’au cur
d’Israël ? On vote à peu près
partout. On arme à satiété. Chacun stocke sa liberté
sous l’oreiller. « Baissez les bras, l’autre
tirera ». Nous avons l’âge de nos inconséquences.
Le mutisme, c’est la paix ! La Haine fait la sieste. Notre
imbécillité augure bien de l’avenir.
Pierre
Perrin, Le Temps gagné, 1988 Pour suivre les poèmes, cliquer sur cette vignette en bas de page…
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