Une cécité visionnaire

© Jo Bardoux

L

’homme sortait des champs ; la mine était moins terrible. Les loisirs s’amplifiaient. Des études s’ouvraient à qui les tentait. L’amour s’affermissait. La femme surtout se redressait. Elle exigeait le plaisir. De soumise, de ténébreuse, d’esclave domestique, elle devenait la partenaire. On avait tant ri. Chacun avait agrandi l’univers.

Mais un caporal fouaillait l’Europe. Il avait démesuré le mépris d’une race. Des troupes grossissantes le suivaient à merci. La mort redevenait une conquête. Folie, toupie, terreur, elle s’administrait sur ordre. À gloire. Le pouvoir nazi porta bottes, gants, haine et décorations. Des spectateurs pressés baissaient la tête ; ils corsetaient leur humanisme, à lancer le bras droit dans le ciel.

Ce bras parfois leur rentrait dans la gorge. Ce bras tuait, frénétique. Qui était juif, l’intellect un peu libre, qui fomentait un chuchoti de rébellion devenait un cadavre en sursis. Tout et tous ployaient. L’art de vivre, c’était de marcher à la mort, du bon côté du fouet.

On étêta l’Europe pour les cornes du diable. L’impuissance en écharpe, peu choisirent la révolte — à couvert. Les rangs grossirent, peu après que Staline ait rompu son pacte. Alors on se mit vraiment en ordre, partisans.

Plus que jamais sur la planète, on déportait enfants, vieillards, femmes de tous âges, innocents toujours, “terroristes”. On les traquait, on les parquait. On les torturait par brassées. Où étaient les chambres d’antan ? On les enterrait parfois vivants. Il n’était guère de patenôtres. Les cris s’étouffaient. La fosse était le terme du voyage.

L’heure était à l’acharnement, à la cécité visionnaire, au tout ou rien tentaculaire. L’horreur renversée, la capitulation tira un trait sur les instincts de meurtre. L’oubli roule sa dévastation.

Mais comment, hors les tarés de tous les siècles, toute une génération a-t-elle pu cautionner, bernée, active, cet holocauste-là ? Comment a-t-on pu ouvrir, fournir les crématoires que les staliniens ont réalimentés pour leur propre compte, la mort pour trois cents millions d’humains — sur tous les frontons — ses égaux ?

Et comment, le sachant, continue-t-on de nourrir ce gouffre, de l’Afrique au Caucase, jusqu’au cœur d’Israël ? On vote à peu près partout. On arme à satiété. Chacun stocke sa liberté sous l’oreiller. « Baissez les bras, l’autre tirera ». Nous avons l’âge de nos inconséquences. Le mutisme, c’est la paix ! La Haine fait la sieste. Notre imbécillité augure bien de l’avenir.

Pierre Perrin, Le Temps gagné, 1988
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