Pierre Perrin, Roule ma mère
[La souris ici pour la version originelle, in Chroniques d’absence, 1979, etc.]
Comment éclatent les ravages ?
J’ai suivi ton œil droit tournoyer,
s’enfoncer, s’affaisser. Excavation sous les pansements chaque
jour plus fournis. « Ils » l’ont enchairé. Ta pupille s’est éteinte
longtemps après que tu ne voyais plus. Or, de toujours, tu avais
été sourde. Ainsi ta vie accentuait ton écart d’avec
tout, jusqu’à la mort.
J’insiste lourdement, comme si je
pouvais prendre le pouls du cancer.
Qu’étais-je, en face ?
Un fils — qui avait sa vie, ses amours, toute indépendance.
Mais je le traitais au plâtre, aux parfums, ce fils. Je pouvais
réaborder à discrétion. J’étais vivant,
et ne manquais pas de te le faire sentir !
Pauvres paroles, neige pourrissante…
Laisse-moi, me répétais-je, dents serrées.
Tu accaparais mon temps — pourtant si peu ! Pour toi, j’étais
le dernier écueil avant de mourir. Aujourd’hui, pleurer n’est
qu’un spasme de la « conscience », un baume
à quatre sous.
Il ne reste rien de ce qui pour moi a pu
réaliser ta gloire. Ces virevoltes — tes jupes si longues
— posées sur des glaïeuls. Sur les dalles, chaque samedi
jusqu’à minuit, tu récurais à t’en user
les poignets. « Elle est malade », disais-je en
rentrant !
Froide, maintenant. Décervelée.
Les vers seuls. La terre t’englobe, comme la maladie ton œil.
Ah ! si je pouvais t’embrasser
de tout mon crâne !
Adieu, tes bras : ils m’enserraient,
enfant. Tes pieds, presqu’asiatiques, ils te haussèrent jusqu’à
mes joues. Les mots sont creux.
Le temps t’a peut-être insufflée
dans mes veines ? À deux, nous courrons plus vite ?
Je piétine à survivre, maman.
Je trébuche à ton seuil comme au matin de ma naissance.
Chroniques d’absence, 1979 [cf. le parcours], repris dans Manque à vivre, 1985 [épuisé] ; repris par
Jean Orizet, Poésie de langue française, anthologie thématique, Cherche Midi, 2013 [pages 324, 325]
J’ai suivi ton œil droit tournoyer, s’enfoncer, s’affaisser. Excavation sous les pansements chaque jour plus fournis. « Ils » l’ont enchairé. Ta pupille s’est éteinte longtemps après que tu ne voyais plus. Or, de toujours, tu avais été sourde. Ainsi ta vie accentuait ton écart d’avec tout, jusqu’à la mort.
J’insiste lourdement, comme si je pouvais prendre le pouls du cancer.
Qu’étais-je, en face ? Un fils — qui avait sa vie, ses amours, toute indépendance. Mais je le traitais au plâtre, aux parfums, ce fils. Je pouvais réaborder à discrétion. J’étais vivant, et ne manquais pas de te le faire sentir !
Pauvres paroles, neige pourrissante…
Laisse-moi, me répétais-je, dents serrées. Tu accaparais mon temps — pourtant si peu ! Pour toi, j’étais le dernier écueil avant de mourir. Aujourd’hui, pleurer n’est qu’un spasme de la « conscience », un baume à quatre sous.
Il ne reste rien de ce qui pour moi a pu réaliser ta gloire. Ces virevoltes — tes jupes si longues — posées sur des glaïeuls. Sur les dalles, chaque samedi jusqu’à minuit, tu récurais à t’en user les poignets. « Elle est malade », disais-je en rentrant !
Froide, maintenant. Décervelée. Les vers seuls. La terre t’englobe, comme la maladie ton œil.
Ah ! si je pouvais t’embrasser de tout mon crâne !
Adieu, tes bras : ils m’enserraient, enfant. Tes pieds, presqu’asiatiques, ils te haussèrent jusqu’à mes joues. Les mots sont creux.
Le temps t’a peut-être insufflée dans mes veines ? À deux, nous courrons plus vite ?
Je piétine à survivre, maman.
Je trébuche à ton seuil comme au matin de ma naissance.
Chroniques d’absence, 1979 [cf. le parcours], repris dans Manque à vivre, 1985 [épuisé] ; repris par
Jean Orizet, Poésie de langue française, anthologie thématique, Cherche Midi, 2013 [pages 324, 325]
La délivrance
Comment, par quel ravage, ton œil peut-il s’enfoncer à ce point, s’affaisser ? Les pansements le crucifient. Découverte, ta pupille ne voit plus que des ombres. Après ta surdité, tes lèvres s’effacent. Tu attends la délivrance ; ta perte m’emporte !
J’ose laisse-moi, dents serrées. Ton dernier écueil, avant de partir, cherche l’amour pire que des truffes. C’est empêtré d’arômes, autant une injure, que je viens parfois à ta rencontre. C’est par devoir, taraudé de honte tue, incapable de te dispenser une heure de calme, un vernis de tendresse.
Tes bras grêles m’ont si peu, si rarement serré. Tes pieds ont si souvent dressé la colère. Pourtant, tu attends, sans reproche.
Les cierges paient de pauvres indulgences ! Aucune prière ne peut te sauver. Mes billevesées de mécréant contre ton chapelet ! La solitude reste à couper au couteau. Chaque jour apporte un rouleau de barbelés à serrer plus fort contre la peau.
C’est que te voilà froide, décervelée. La terre engloutit ton œil perdu. Les vers seuls célébreront ta fête ! Ah ! si je pouvais t’embrasser de tout mon crâne ! J’aurai médit naguère. Je me souviens mal. Tes bras ont bien dû me presser contre toi ; tes pieds, te hausser jusqu’à mes joues.
Devant les draps que tu as lavés, avec tes dernières forces, pour moi, je trouve que les mots sont creux. Pauvres paroles, neige pourrissante ! Le temps va peut-être t’insuffler dans mes veines. À deux, nous courrons plus vite. Je piétine à survivre, maman. Je trébuche à ton seuil comme au matin de ma naissance.
repris in La Vie crépusculaire [ré]édition revue et corrigée en préparation