Pierre Perrin : La Porte, premier poème de la Vie crépusculaire, 1996

Pierre Perrin, La Porte
[poème inaugural de La Vie crépusculaire]

Dans la ferme séculaire, on aurait dit que chaque pierre de chaque mur avait lapidé le bonheur. Les fenêtres où vivre, étroites et mal orientées, accaparaient peu de soleil sous les poutres ; dans l’écurie blanchie à la chaux, bientôt éclaboussée de bouses, les mouches poussaient leurs chiures dans les moindres recoins. Quand des rats sautaient des râteliers sur le dos des vaches, qui bronchaient à peine, mieux valait ne pas avoir peur, d’autant que la nuit, parfois, tremblotait une procession de petites paires d’yeux.

Cet espace, le plus précieux de la maison, communiquait avec la cuisine par une porte en sapin qui joignait mal et où des noeuds avaient sauté. Les museaux roses, tendrement râpeux, se délectaient peut-être des odeurs de choux, d’ail et de lard grillé, mais à table on entendait les culs pisser en pluie par-delà les tartines. Et surgissait la honte, surtout devant quelqu’un.

Ce qui étouffait, c’était naturel, entre les tuiles et le plancher des chambres, la récolte de fourrage et de paille fraîche, passée entre les bras, dont la poussière avait collé à la sueur, grattée jusqu’au sang ; c’était ces nids de chattes dont, au printemps, beaucoup tuaient les petits à coups de fourche. L’hiver, les carreaux gelés empêchaient de coller les pieds sur les dalles plus bleues que des engelures. Le soir, on se coulait dans des draps de neige.

L’argent ne manquait pas plus qu’ailleurs, mais on criait si souvent son absence plénière qu’il fallait travailler à en crever et ravaler, la nuit venue, cet orgueil d’enfant que nul n’écoutait, en raclant les draps. – Mais la mémoire est une traîtresse aux yeux crevés. L’enfance clouée vive sur la porte de grange, le jour ne cesse pas de se lever.


Pierre Perrin, La Vie crépusculaire, prix Kowalski de la ville de Lyon, Cheyne éditeur, 1996
Quelques échos à parution


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